Nous voilà partis de Sens (89) ma femme et moi ce samedi avec une météo « temps qui rit, temps qui pleure ». Arrivée, style « Bienvenue chez les ch’ti » sur le plateau de la haute Somme. Bourrasques de vent, ciel noir et bas, pluie. Bray est quasi désert en cette fin de journée humide. On tourne un peu, puis on trouve l’hôtel …. En plein milieu des étangs des bras de la Somme.
Ma femme me jette un regard meurtrier, c’est toujours elle qui se fait piquer par les moustiques. Pas une voiture au parking et l’hôtel est éteint. Personne à l’accueil. Restons calmes. Finalement la patronne apparaît et d’un ton sec : « c’est vous qui aviez réservé ? » « Euh, oui, … » « Bon, je fais restaurant, mais vous êtes pas obligés de manger, … alors ? » « Euh, on mange » « bon je sers entre 19 h 30 et 20 h 30 ». Finalement on a fait un bon repas et on a discuté avec une patronne faussement bourrue. Un peu de télé et dodo, grande journée demain. On a dormi comme des loirs. Pas un moustique ! Pas un ! Très fort ces ch’ti. Comment font-ils pour dresser leurs moustiques à ne pas piquer les touristes ? On descend. Petit déjeuner roboratif. « On a passé une excellente nuit ….» « Ben manquerai plus que ça de mal dormir dans mon hôtel ! ». Egale à elle-même la patronne. Maintenant ça y est, c’est parti, l’embauche est à 9 :00 heures, faut pas traîner.
Quelques mots sur l’APPEVA
C'est en 1970 que quelques amateurs de chemins de fer décidèrent de sauver la ligne, que la sucrerie de Dompierre avait sous peu décidé de fermer. Ils créèrent l'Association Picarde pour la Préservation et l'Entretien des Véhicules Anciens (APPEVA), structure de type loi de 1901, leur permettant de sauvegarder et d'exploiter la ligne.
La sucrerie abandonna son exploitation ferroviaire en 1974, permettant ainsi aux membres de l'association de racheter la ligne allant du Port de Cappy à Dompierre et le matériel roulant utilisé par la sucrerie. La ligne ne comportant aucun bâtiment technique, les bénévoles durent construire un dépôt, puis une gare d'accueil à Froissy, et enfin un musée abritant aujourd'hui une partie de la collection de l'association : 38 engins moteurs et un peu plus de 120 wagons.
Pour plus d’information aller sur le site de l’APPEVA. http://appeva.club.fr/index.htm
Une journée vapeur
Arrivée, civilités, café. Instructions de sécurité, changement en bleu de travail. Laurent notre mécanicien me met à l’aise. Il est assisté par Daniel qui est son chauffeur pour la journée et qui parfait sa formation sur la conduite machine vapeur.
L : Tu peux simplement regarder ou participer à ce qui t’intéresse, c’est à toi de voir.
P : J’aiderai au maximum mais avec l’âge j’ai le dos un peu en miettes.
L : T’inquiète pas on est pas sur une 141C qui consomme 2 tonnes de charbon à l’heure. Faut pas traîner la machine doit être prête avec la rame pour 14 :30.
Il est 9 :30. Ils exagèrent un peu.
On bouge vers la machine une KDL 0-4-0 (4 essieux moteurs) de 300 chevaux conçue pour la manœuvre (vitesse maxi 25 km/h). La restauration de l’engin est superbe, et ce qui ne gâte rien la machine est d’esthétique assez réussie d’autant que l’Appeva lui a adapté un Tender ce qui allonge la ligne de l’ensemble.
Laurent me demande si je sais comment fonctionne une locomotive à vapeur. Bien sûr que je sais. Donc il profite de l’inspection complète pour me présenter en détail la vénérable dame et ses dessous. Détail du fonctionnement des commandes et du poste de conduite. Première responsabilité… ramonage des tubes de fumée. Daniel, le chauffeur, va chercher le bois d’allumage. On mégote pas : ½ stère pour commencer. Je ne savais pas qu’ils avaient prévu de faire un méchoui pour 80 personnes. |
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Grattage du foyer et secouage. Vérification du niveau chaudière et de l’eau restant dans les boîtes à eau. Laurent allume, je monte les bûches qui disparaissent gloutonnement dans le foyer. Il est prévu d’en rajouter presque autant. |
Vérification des boites à huile, niveaux, petit coup d’œil à l’embiellage. L’huile de surchauffe pour graisser les pistons est mise à tiédir sur le ciel du foyer car elle est épaisse comme du miel.
Coup d'œil au feu. Manque une bûche ici, une autre là. Faut recharger un peu. Ça n'arrête jamais. Sacré barbec
Ensuite on passe au toilettage de la machine
C’est Daniel qui se colle à la première mise en charbon sur les braises. Etape cruciale. Un ratage à ce niveau, lit de charbon trop épais ou pas assez épais , ou bien mal réparti et le feu est foutu ; on est bon pour tout recommencer avec à la clé pas de train vapeur en début d’après-midi, … autrement dit la catastrophe. Ça fume noir. Et l’odeur me renvoie 55 ans en arrière dans le petit deux pièces à Paris où ma mère se levait en premier pour rallumer la cuisinière, pendant que mon père descendait les 6 étages pour aller chercher un gros seau de charbon à la cave, seau qu’on essayait de faire durer, y avait pas trop d’argent à l’époque. La machine dégageait la même odeur qui me rappelait cette cuisine bien chaude et le bol de Banania avec les deux tartines et le « Lambine pas tu vas être en retard à l’école !» de ma mère. |
Nouvelle promotion : je rajoute du charbon sur commande (un chauffeur gère tout seul l’affaire). C’est moins facile qu’il n’y paraît, il faut un lit régulier, sans découvert de grille ni amas de charbon car le tirage n’est pas le même partout. Coup d’œil du mécano au niveau d’eau. C’est pas mal, cela va aller paraît-il.
3 bars. On met le souffleur vapeur en route. La KDL commence à se montrer de plus en plus exigeante voire gourmande. Je transpire malgré le temps frais car le foyer rayonne dur. Entre les pelletées on finit de briquer la machine.
Réduction du souffleur, on est à 8 bars. Laurent va devoir faire avancer la machine de quelques tours de roue plus un demi-tour pour faire les niveaux des boîtes à huile dissimulées derrière l’embiellage. Vérification autour de la machine : rien ni personne devant-derrière-dessous-dessus. Purge des cylindres. Après le sauna finlandais, le hammam turc ! A quand le massage aux huiles essentielles. Coups de sifflets. Je pense avoir les tympans crevés. Finalement, pas complètement car j’entends encore Daniel parler à Laurent. .. Nouvelle responsabilité. Je dois desserrer puis resserrer le moment venu le frein du tender. Crans au maximum, régulateur demi-ouverture que notre mécano taquine doucement. La machine s’ébroue. Frein, régulateur à zéro, cran de marche à zéro. Tout en même temps. Deux tours de roue et demi, pile poil. Respect ! On graisse, il commence à faire sacrément chaud près de la virole de la chaudière.
9 bars.
10 bars. On va faire de l’eau. Coup de sifflet. La machine démarre, puis avance au pas.
Daniel descend pour les aiguillages. Plus tard dans la journée j’en serai chargé. En attendant, je pense que ma dernière heure et venue au passage des aiguillages. Je n’aurai jamais imaginé que cela bougeait autant une machine à vapeur. Et puis tous ces inquiétants petits cris plaintifs et suraigus des rails laminés par les roues de l’engin. La voie me paraît minuscule et la machine énorme.. Tiens on est à côté de la bâche à eau, et Laurent me demande de monter sur la bâche à eau du tender. J’en conclu que je dois être encore vivant. Daniel me passe la manche à eau. J’ouvre la vanne. La demoiselle KDL à l’air d’avoir une grosse soif.
Nouvelle star, style APPEVA: des anglais me photographient sur mon tender, j’essaie de prendre la position la plus sexy et la plus professionnelle possible. Ils me gratifient d’un grand sourire amical. Carrière de top modèle ferroviaire brisée, les autographes ce sera pour plus tard, car on repart déjà vers le dépôt de charbon.
Je ne compte plus les pelles que je mets. Bonjour Mss’ieux-dames : le chauffeur vous le désirez saignant, à point… bien cuit ?
Chaque ouverture de la porte foyère me donne un avant goût de l’enfer, mais au fond je m’habitue. Faut dire que pour la première pelle j’ai bien mis une minute à viser, prendre mon élan et foutre le charbon moitié par terre- moitié au mauvais endroit. Personne ne s’est mis à rigoler, ils ont dû y passer eux aussi. L’apprentissage sur le tas cela rend tolérant et modeste. Maintenant 10 secondes me suffisent. Un gain de productivité de 600% ce n’est pas rien. Les copains de Vapeur45 peuvent être fiers de moi.
On arrive au stock de charbon. Après avoir démarré au flambant sec (c’est le haut de gamme, donc cher) on va tourner le reste de la journée 4/5 briquettes 1/5 charbon. Cà se complique un peu pour l’apprenti que je suis, mais bon je vais faire de mon mieux et puis les conseils de Daniel sont toujours là. L’association ne croule pas sous les kiloEuros et des petites économies ici, ce sont des investissements conséquents ailleurs. Laurent me précise que, coup de chance l’eau du canal de la Somme est très peu calcaire presque acide à certaines périodes. Une aubaine : pas d’eau de ville à acheter, pas ou peu de traitement. C’est toujours çà de pris.
Retour au dépôt. Arrêt de la machine. Serrage du frein. Laurent ausculte le feu. Répartition au ringard, puis le couvre. Impressionné que je suis. Il cadence au moins à 10 pelles à la seconde. Le feu est couvert de charbon, la porte est refermée. Je n’ai même eu le temps dire Ouf. Appoint d’eau avec les injecteurs qui vont se montrer terriblement capricieux toute la journée et nous « bouffer du gaz » et de l’eau plus que nécessaire, mais le métier est là. Rien ne transparaîtra durant le service, les remises en pression s’effectuant aux périodes les moins critiques.
11 bars, tout va bien.
Coup d’œil du mécanicien à sa montre. « Midi et demie, on va casser la croûte ». Midi et demie !? Doit avancer à mort sa montre. Il était 9 :30 il y a moins de dix minutes. Comme les autres bénévoles convergent aussi vers le réfectoire je dois admettre que c’est sûrement l’heure correcte.
Pas possible le réfectoire doit être climatisé. Mais non, mais non ! Tout semble frais au sortir d’un autocuiseur. Petit repas sympa. Il y a là Daniel, son frère, et puis Laurent. S’y ajoutent un chef de train en titre, un chef de train en formation et ma femme qui nous a rejoins après une ballade dans les environs. Ah ! J’allais oublier le discret mais très sympathique conducteur du locotracteur qui écrit des articles dans la revue Voie étroite et qui va passer la journée dans son terrifiant engin (bruit, secousses, odeur de fioul) pour reprendre la rame voyageurs et la remonter sur le plateau.
En effet on fonctionnera avec deux rames en service. Côté motrices : la KDL pour la partie plate du parcours et le locotracteur pour la montée en rebroussement.Montée du rebroussement uniquement à la vapeur avec une machine auxiliaire lors des journées de la Fête de la vapeur à l'Appeva.
Au moment du fromage, notre mécano se lève jette un œil à la fumée de la machine écoute le chuintement. « Va falloir mettre un peu de charbon, mais on a le temps de prendre le café ». Hochement de tête de Daniel, comme si c'était une évidence qu'il n'était même pas nécessaire de mentionner
C'est reparti. Cette fois-ci je me jette à l'eau.
Dernier petits nettoyages.
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Pendant qu'il s'occupe de la cabine, Laurent me demande d'essuyer l'embiellage. Si , si l'embiellage. Concours de beauté ? Non, simplement le plaisir de présenter au public une machine impeccable. Daniel et Laurent s'affairent de leur côté. On est quasiment au timbre, la soupape commence à pleurer. On démarre haut le pied. On arrive dans la zone de formation de la rame. Les sécurités et klaxons sont vérifiés avec le chef de train. On se présente en gare.
14 :20. Tout est OK. On se pose à l’ombre sur un banc. Quel plaisir ce micro repos. Le départ est à 14 :30. Ils avaient raison, ce n’était pas de trop de démarrer à 9 h 30.
L’après-midi passe vite. Il y a des tonnes de petites choses à faire pour le service de la machine. Quelques moments de repos entre deux rames sont les bienvenus.
Une partie de l'exposition | Vue de la plaque tournante en sortie du musée |
C’est un bonheur de voir les gens heureux et les enfants émerveillés, un peu craintifs face à cette drôle de bête qui n’est pas un dragon mais qui crache fumée et vapeur de partout. Timidité aussi des demandes pour voir la cabine, explications patientes de mes deux comparses. Sourire garanti à la descente de la plateforme de celui qui est monté prendre une photo..
Entre chaque mouvement de rame on dispose d’une vingtaine de minutes tranquilles que je mets à profit à chaque fois pour visiter une partie du superbe musée.
Les réserves sont importantes. Les travaux de restauration et de maintenance sont permanents.
Fin d’après-midi, la machine est haut le pied. Laurent me demande si je veux en profiter pour essayer de la conduire. Tu parles ! Un peu que je veux. La KDL est à l’arrêt en gare. Coup de sifflet du mécano. Bon je me mets aux commandes. Cran au maximum, Frein desserré, Purgeurs ouverts, Régulateur mi course. Rien ne se passe. Un petit coup en avant sur le régulateur. Ca chuinte grave. Rien ne se passe. Encore un peu plus. Hop je sens un frémissement je réduit un peu au régulateur, on avance. On avance ! Et c’est moi qui l’ai fait ! Je n’ai même pas fait cirer les roues ! J’entends Laurent. Réduits les crans. J’avais oublié. Ferme les purgeurs. J’avais oublié. Donne un peu de vapeur. Je pousse à peine le régulateur la machine part presque aussitôt à pleine vitesse …20 km/h. Je réduis. La KDL est finalement assez docile. Laurent me donne les conseils de marche car l’objectif n’est pas simple : il s’agit de maintenir la vitesse constante en consommant le moins de vapeur possible.
Au détour d’un virage je vois la rame en attente qui stationne à 300m. Finalement ce n’est pas beaucoup 300 m, bon sang. Un coup d’œil inquiet à mon mécanicien qui m’observe, je réduis la vapeur et place le cran à Zéro. La machine roule maintenant au pas sur son aire. On est à moins de 100m. Laurent me fait signe de me pousser. On s’arrête sur un léger coup de frein à 2 m des tampons du premier wagon. Le chef de train en formation règle la manœuvre. Accostage imperceptible. Comme d’habitude. Quel doigté.
18 :30 la dernière rame est rentrée au dépôt, refoulée par la KDL. Faut ramener notre brave KDL en remise et la préparer pour le repos. J’aide de mon mieux, car Daniel est parti avec un locotracteur pour aller faire un truc avant la fermeture. Mon mécano m’explique tout ce qu’il fait et pourquoi il le fait.
18 :45 la machine est maintenant en manœuvre pour la remise, je suis au frein mécanique de tender en cas d’emballement. Je regarde le manomètre. Un peu moins de 8 bars ce qui est le minimum pour manœuvrer. On n’aura pas gaspillé de vapeur. Manœuvre impeccable. Je serre le frein. Laurent s’occupe aux derniers préparatifs, et finit par un petit coup de balai sur le plancher de cabine. Eh, oui ! Je vais mettre le chapeau de cheminée pour étouffer le feu.
19 :00 on ferme les portes.
Retour au réfectoire pour se changer. Petite discussion. Au moment de partir, remise du diplôme et Laurent me dit « Comme tu es membre de l’APPEVA tu peux revenir quand tu veux donner un coup de main à la chauffe ou ailleurs. » Cela me fait plaisir, je le prends comme une marque de confiance. Mais bon y a 3 heures de trajet depuis Sens. Je vais réfléchir mais la tentation est grande.
Post-scriptum
On peut être amateur mais avoir une démarche professionnelle, cette journée me l’a prouvé.
En tout cas chapeau bas, amis de l’APPEVA, pour tout le travail que vous avez fait dans le passé, et que vous faites aujourd’hui. Et merci à toute l’équipe de cette journée vapeur pour le moment passé avec vous.
Texte et photos de Patrick LECLERE
NDLR
On peut habiter SENS et être membre très actif de VAPEUR 45. Venu au 45mm à l'occasion d'un stage vapeur FFMF, Patrick a voulu en savoir plus sur la grande vapeur. Pour notre plus grand plaisir.